Les récits d'Albert Thierry et de Charles Compodonico

Des normaliens de Saint-Cloud morts au front, comme de ceux qui y ont survécu, bien peu ont laissé un témoignage écrit véritable de leur expérience des tranchées. Si leur jeune âge ou la forte mortalité des premières semaines du conflit peuvent expliquer cette absence, l'origine et le milieu social de ces élèves-instituteurs constituent un facteur important. Les normaliens de la rue d'Ulm ont, pour leur part, laissé trente témoignages de la Grande guerre1, et l'on a souvent souligné le fait que ces écrits ne mettent pas seulement en lumière une expérience du feu et de la violence, mais aussi la rencontre, voire la confrontation, d'un groupe social aisé et lettré et du « peuple » des soldats peu instruits2. Pour les élèves de Saint-Cloud, ce déracinement social est beaucoup moins évident ; s'ils sont souvent fils d'instituteurs, ou issus de milieux lettrés, ils partagent avec les simples soldats des origines provinciales, souvent rurales. En outre, ils sont, pendant le conflit, moins systématiquement officiers que leurs camarades de la rue d'Ulm. De fait, leur expérience des tranchées ne peut nullement être assimilée à celle d'une élite mêlée pour la première fois au peuple, et doit exprimer l'originalité de leur position sociale.

Les rares témoignages des normaliens de Saint-Cloud sont donc précieux pour comprendre la complexité sociale des tranchées. Hormis des lettres isolées, les seuls écris substantiels dont nous disposons sont les Carnets de guerre d'Albert Thierry et les Lettres et poésies rassemblées par les soins de ses amis de Charles Compodonico.

 

Les Carnets de guerre d'Albert Thierry sont publiés en huit parties dans la Grande Revue, entre décembre 1917 et août 1918. Cette revue d'actualité littéraire, artistique et politique comptait avant guerre le jeune professeur pour collaborateur ; il s'agit dès lors, par cette publication, de lui rendre hommage, dans le cercle d'amis que constitue les chroniqueurs du journal. Sa fiancée, après guerre, tentera en vain de publier ces écrits de guerre de manière complète3. Ils décrivent la période qui court du 14 août 1914 au 26 mai 1915, jour de la mort de l'écrivain, bien que le texte ait été par quatre fois censuré et laisse voir par conséquent des hiatus4.

Une page du carnet sur laquelle l'espace blanc montre la censure

Albert Thierry, né en 1881 à Montargis, avait 33 ans à son baptême du feu. Fils d'un modeste maçon, il est un pur produit de l'école républicaine ; de l'école communale de Clichy, il devient bachelier ès Lettres au collège Chaptal où il prépare aussi l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, qu'il intègre en 1900. Professeur à l'Ecole primaire supérieure de Melun, puis à l'Ecole normale de Versailles jusqu'à son départ au front, il a, de cette décennie qui précède celui-ci, laissé une œuvre pédagogique qui fera postérité dans les sciences de l'éducation, comme dans la littérature socialiste et prolétarienne.

Les Carnets font état d'un parcours relativement original lors du conflit. Le récit débute à l'affectation du prolifique jeune homme comme simple soldat au 28e régiment d'infanterie au dépôt d'Evreux. Il aurait, supposément, refusé alors un poste d'officier5. Il connait son baptême du feu à la retraite de la Marne, et est blessé dès son septième jour, le 4 septembre 1914. Fait prisonnier, il sert d'interprète aux troupes allemandes, jusqu'à a libération fin septembre. Il passe l'hiver à l’hôpital, puis au dépôt, avant de demander son départ au front à Berry-au-Bac en janvier 1915. Combattant dans l'Artois en mai, Thierry est tué, le 26, à Aix-Noulette.

Remarquablement détaillés, ces écrits mettent en lumière tant la spécificité de ce type d'intellectuel au front, que les relations ambivalentes que l'écrivain entretient avec camarades d'arme. Chaque journée est décrite selon un schème récurrent, qui fait se succéder description météorologique, évocation des faits, de ses camarades, digressions politiques, qui nous apprends beaucoup sur les relations sociales des tranchées. En effet, son socialisme militant le pousse à se réjouir du contact des forces vives que constituent les simples soldats.

Il écrit dans les tranchées Les Conditions de la paix, essai militant ; il exprime avec beaucoup d'emphase sa compassion pour les camarades blessés ou tombés au combat ; il vilipende ses supérieurs bien plus que les soldats. Mais l'apologie de ces derniers est avant tout rhétorique et théorique ; il semble bien peu les fréquenter, et bien mal s’accommoder de leur misologie quotidienne. Homme de lecture et d'écriture, il semble au quotidien se soucier davantage de trouver des ouvrages que des camarades, dont il se plaint parfois de la brutalité. Assurément, si Albert Thierry ne peut être comparé aux intellectuels aisés dont les témoignages expriment une distance sociale avec les soldats, il ne peut non plus être confondu avec ces derniers, avec qui il partage moins un milieu que des origines sociales désormais lointaines.

 

Recueil moins dense et plus disparate en forme, les Lettres et poésies rassemblées par les soins de ses amis de Charles Compodonico sont présentées, en introduction, comme un pur hommage constitué par et pour ses proches. Publié aux éditions d'art des Tablettes, à Paris, en 1924, l'ouvrage rassemble les écrits divers -lettres, poèmes, récits de voyage- du jeune professeur entre 1908 et 1916, année de sa mort. Né en 1888 à Châteauroux, issu d'une famille de modestes immigrés italiens, il entre à l'Ecole normale de sa ville natale en 1903, puis à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud en 1908. Admis au professorat en 1910, il profite d'une bourse d'étude pour voyager, en Angleterre en 1911, en Belgique, en Italie, en Empire ottoman enfin, en 1914, où la déclaration de guerre le surprend et où il reste bloqué un mois durant. Affecté comme lieutenant au 123e régiment d'infanterie, il est cité par deux fois, et traverse les champs de bataille de la Marne, de l'Artois, de Verdun, avant de mourir le 20 juin 1916 à Sainte-Menehould.

Le recueil doit d'abord être considéré dans sa finalité mémorielle. La structure, la reproduction des lettres ne fait que peu de doutes quant au but d'une telle publication ; il s'agit pour les proches de Compodonico de faire voir l'image d'un héros. Les lettres, qui laissent deviner une sélection a priori, sont souvent annotées par les éditeurs, souvent pour rattacher Compodonico à un topos du récit de guerre ; celui du meneur d'homme, de l'amitié inébranlable avec son correspondant principal et camarade normalien, Henri Bonnet, du poète patriote.

Mais, surtout, la dimension disparate de l'ouvrage montre la complexité des états d'âmes du combattant, qui, le même jour, exprime des pensées bien différentes, parfois contradictoires, selon son correspondant. A son ami Henri Bonnet, il avoue ses « dépressions réelles »6, mais ne parle que de son enthousiasme patriote à sa famille ou à ses amis moins familiers. Ce jeu d'échelle des réseaux de sociabilité du jeune homme, fait contraste avec la solitude et les peurs exprimées dans les poèmes, donnant ainsi à voir les préoccupations complexes d'un jeune professeur de l'école républicaine dans les tranchées.

(Louis Georges)

 

1 Nicolas Mariot, « Pourquoi les normaliens sont-ils morts en masse en 1914-1918 ? Une explication structurale », Pôle Sud 1/ 2012 (n° 36), p. 9-30

2 Voir à ce sujet Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Éd. du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013, 496 p

3 La biographie de Maurice Dommanget (Albert Thierry, Paris, Société universitaire d'éditions et de librairie), en 1950, fait encore mention d'un tel projet, apparemment sans suite.

4 Les récits des 21, 22, 24 et 25 mai 1915 donnent à voir des paragraphes coupés, laissés en blanc (voir illustration).

5 Notice de Francisque Vial dans le Livre d’or de l’ENS (1914-1918 : Livre d'or de l'Ecole Normale Supérieure d'enseignement primaire de Saint-Cloud Cérémonie d'inauguration du monument élevé à la mémoire des élèves de Saint-Cloud morts à l'ennemi 1er Novembre 1926, Nancy : Berger-Levrault, 1921. Conservé à le Catalogue Bibliothèque Diderot (Lyon) et reproduit grâce à l'aimable autorisation de l'Association des Anciens des ENS de Lyon, Saint-Cloud et Fontenay.)

6 Charles Compodonico Lettres et poésies rassemblées par les soins de ses amis, Paris, Editions d'art des Tablettes, 1924, p.53