Le monument, interprétations d'un objet de mémoire

Les discours auxquels il est fait référence dans les lignes qui suivent sont ceux prononcés par le président de l’association amicale des anciens élèves, le directeur de l’école et le ministre de l’Instruction publique lors de l’inauguration du monument, le 1er novembre 1920[1].

 

Prendre part au destin national ?

 La thèse d’une « fusion [des grandes écoles] avec le reste du pays », avancée par l’historien Christian Hottin[2] se vérifie à Saint-Cloud. Le discours du ministre, quoique très bref, très officiel et finalement peu concerné par les spécificités cloutières, est instructif. Le propos est largement tourné vers l’avenir, généralisant et pourrait être tenu dans n’importe quelle école normale. Le caractère impersonnel est manifeste ; on remarque pourtant une légère marque d’empathie : « je vous assure devant nos morts ». Les morts de Saint-Cloud sont aussi les morts de et pour la France.

 Chez le ministre cette marque de fusion demeure extrêmement timide. Les discours de symbiose sont en fait plutôt émis par le personnel encadrant de l’École – celui qui sert d’intermédiaire entre l’État et le « tissu humain » – en la personne du directeur. Ce dernier reconnaît, on l'a vu, l'aspect familial de la communauté cloutière ; mais il semble refuser de la réduire à ce seul aspect, pour au contraire chercher à la hisser à un niveau national.

 Rappel est fait de la rentrée de l’automne 1919, à l’occasion de laquelle les noms des morts avaient été lus. Désormais ils se trouvent gravés sur « la table commémorative où s’inscrivent cent noms », l’écrit rendant le geste « plus solennel » - donc moins intime et familial. De façon assez lisse, le directeur exalte l’accomplissement du « grand devoir » par les élèves et anciens élèves. Surtout, il fait du destin de l’École en guerre la quintessence du destin de la France.

 « C’est toute l’histoire de la guerre, telle que nous l’avons vécue dans la tourmente et dans l’espérance, que dresse devant notre pensée la liste de nos morts ».

 L’administration de l’École ne considère finalement pas ses morts sur le mode intime et individuel : il n’y a en réalité pas cent mais cent-un noms sur le monument, le directeur arrondit le nombre afin que la formule sonne mieux à l’oreille – quitte à être inexacte. Les morts sont avant tout des êtres consacrés à la patrie et à la République, ce qu’ils étaient de leur vivant, ce qui les rendaient précieux comme « chers jeunes gens » : beaucoup de normaliens de Saint-Cloud étaient issus des classes moyennes voire modestes, et ne devaient leur ascension sociale qu’à leur talent pour les études dans un système plutôt méritocratique. En ce sens, les élèves feraient partie d’une aristocratie intellectuelle et seraient dignes de voir leurs noms inscrits de manière indélébile sur une plaque, parce qu’ils ont été adoubés par l’État – par le biais d’une scolarité dans des établissements publics, écoles normales puis école normale supérieure – plus que par leur métier – ou futur métier – de professeurs. C'est là la seule nuance entre les discours du président et du directeur : dans les deux cas, on reste dans le registre de la valorisation de l'éducateur.

 

La gloire de l’enseignement ?

 Le président de l’association cultive, sans surprise, toute une rhétorique du devoir et de l’exempla à l’antique : 

« Nous avons voulu qu[e le monument] fût placé dans l’École même afin que les générations d’élèves qui passeront devant lui aient toujours présent à l’esprit le sacrifice de leurs aînés».

 Nous devons garder à l’esprit qu’une large partie du public auquel il s’adresse est constituée de condisciples des défunts. En ce sens, la noblesse des disparus ressortit bien à la fonction qu’ils exerçaient ou apprenaient à exercer avant la guerre ; les morts ne sont pas des morts, ce sont des « éducateurs » et des « camarades ». 

« Le foyer où tant d’éducateurs ont puisé la flamme d’idéal qui les a consumés ne sera jamais dispersée  ». 

La phrase ci-dessus est l’une des dernières de l’allocution. Elle résume significativement la pensée de celui qui la prononce – et sans doute de ceux au nom desquels il s’exprime. Le registre du tragique et du sacrifice sublime ici les normaliens tombés au champ d’honneur ; la flamme d’idéal signifie la vocation enseignante, une vocation toute républicaine depuis Jules Ferry – dont il est utile de rappeler qu’il a fondé Saint-Cloud par décret en 1882.

 Aux yeux des membres de l’Amicale, la grandeur enseignante prime vraisemblablement sur le patriotisme. Deux éléments abondent dans ce sens. D’une part, la date de l’inauguration : comme d’autres établissements d’enseignement supérieur, Saint-Cloud adopte son propre rythme de commémoration[3]. Elle ne se calque pas sur le calendrier national. Ainsi la cérémonie a-t-elle lieu non pas à la date anniversaire de l’armistice, mais au 1er novembre 1920 – et à dix heures, non à onze ! – ; ce choix s’explique sans doute par sa proximité avec la date de rentrée des élèves. D’autre part, la disposition des noms en mosaïque de carreaux bruns : la liste des défunts est bel et bien accompagnée, le cas échéant – encore que les erreurs soient nombreuses – de petits carreaux en bas-relief matérialisant les récompenses individuelles reçues par les uns et les autres : croix de guerre, ordre du mérite, Légion d’honneur. Pour qui contemple le monument de loin, ces symboles sont néanmoins quasiment indécelables, car de la même couleur que l’ensemble. Il faut s’approcher et même passer sa main sur le monument pour les percevoir. De fait, tous les normaliens s’en trouvent placés sur un pied d’égalité, puisque les récompenses des uns et des autres ne sont pas mises en avant. On peut supposer que pour les commanditaires auprès de Sèvres – l’Amicale – ce qui fonde la dignité des morts pour la France ne réside pas dans les mérites militaires, mais dans ce qui unissait les disparus de leur vivant : leur formation.

  

Un don ?

 « Monsieur le Directeur, je vous remets ce monument, au nom de l’Amicale de Saint-Cloud. Acceptez-le comme l’emblème du pieux souvenir que nous gardons de nos camarades morts pour le pays, et comme symbole de notre foi dans les destinées de cette École ».

 Ces quelques lignes clôturent l’allocution du président de l’Amicale au jour de l’inauguration. Une question se pose en effet : à qui appartient le monument achevé ?

Le directeur est le premier à reconnaître que la « conception » et l’« exécution » reviennent bien à l’Amicale, qui est à l’origine de l’initiative mémorielle. Deux raisons sont invoquées : le vœu d’un « hommage fraternel et plus intime » et la présence nombreuse d’anciens combattants dans l’association. Du reste, le jour de l’inauguration appartient bien à la communauté humaine : aux condisciples et à « ces pères, ces mères, ces épouses, ces enfants », qui constituent la majorité du public, un public qui vient le 1er novembre 1920 et qui continue à venir, dans les années qui suivent la guerre. Des représentants officiels de la Nation française sont bien sûr invités – et, en premier lieu, le ministre de l’Instruction publique – mais ils sont loin d’être majoritaires dans l’assemblée.

Ce jour, toutefois, devient aussi celui d’un don, celui des anciens élèves à l’École qui a parachevé leur formation intellectuelle – et éventuellement leur ascension sociale. Le monument devient alors, dans la bouche du président, un hommage tangible et impérissable fait à l’Alma mater. On peut aller jusqu’à considérer cet hommage comme un geste de résurrection de l’institution – après quatre ans de fermeture et une hécatombe – ; une institution envisagée comme encore très féconde, puisque le président lui promet, au futur assuré de l’indicatif, des « générations d’élèves ». Bien sûr, comme l’École est une entité impersonnelle, c’est en réalité à l’administration de Saint-Cloud qu’est remis le monument ; cette dernière peut alors le fonder sous la double identité du symbole républicain – on l’a vu – et du lieu de pèlerinage : ce registre de sens ne se retrouve que dans l’allocution du directeur.

 

Par fidélité à l’institution, le « tissu humain » se soumet paradoxalement à la tutelle de l’administration, et délègue – en même temps qu’une « partie de [son] affection » pour les morts, comme le remarque le directeur – les droits qu’elle avait sur un monument qu’elle avait eu le désir, le besoin et l’initiative de créer. La gestion de la politique mémorielle ne lui appartient désormais plus – quoique rien n’oblige l’administration à en mener une, après l’instant attendu qu’est la pose d’un monument propre à l’École. Une comparaison notariale éclaire peut-être la situation : à partir de 1920, tout fonctionne comme si l’Amicale avait la nue-propriété du monument – et surtout la nue-propriété de l’idée du monument –, tandis que le personnel encadrant en avait l’usage et l’usufruit – sans obligation d’usage, ni même d’entretien.

 

(Marie Lécuyer)

 

 

 

[1] 1914-1918, le Livre d’or de l’École Normale supérieure d’enseignement primaire de Saint-Cloud, 1921, éditions Berger-Levrault.

[2] Christian Hottin, « Le flambeau du savoir et la flamme du souvenir », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 23 novembre 2011, consulté le 20 mai 2014. URL : http://insitu.revues.org/984

[3] Christian Hottin met cette thèse en avant à propos de l’École centrale des arts et manufactures ; C. Hottin, « Le flambeau du savoir et la flamme du souvenir », art. cit.