Le monument, construction d'un objet de mémoire

On a l’habitude, aujourd’hui encore, de désigner comme « monument aux morts » ce qui n’est, en fait, qu’une plaque commémorative. La confusion est présente dès 1919, et les bulletins d’information rédigés par l’Amicale utilisent indifféremment les deux termes. C’est occulter une première singularité : au contraire des autres monuments de grandes écoles étudiés par l’historien Christian Hottin[1], le monument de Saint-Cloud n’en est pas un. En ce sens, il est bien plus proche des monuments paroissiaux, ces plaques de marbre, d’inspiration catholique, apposées sur le bas-côté des églises et distinctes des monuments communaux. Si, dans ses dimensions, la plaque de Saint-Cloud est comparable au monument de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, elle reste plus simple et plus sobre que tous les autres monuments de grandes écoles.

Avoir son monument aux morts, au sortir de la guerre, n’est pourtant pas une excentricité. Le premier numéro de l’année 1920 du bulletin de l’Amicale permet de retracer la genèse du projet commémoratif. Au conseil d’administration de l’association des Anciens élèves du 15 décembre 1919 est décidé : « d’apposer à l’intérieur de l’École une plaque commémorant les élèves de l’École morts pour la France. Notre camarade Goujon s’adressera à la manufacture de Sèvres et apportera la réponse à la réunion de janvier »[2].

C’est la toute première mention de la plaque commémorative dans les bulletins de l’Amicale. Les archives de la manufacture de Sèvres révèlent que Goujon a pris contact le 8 janvier[3]. Au conseil d’administration du 2 février 1920, « le projet est adopté »[4], sans plus de précisions sur l’apparence du projet en question ; l’inauguration est prévue pour fin septembre, de même que la publication du Livre d’or. On devine assez à quel point mémoire de pierre et mémoire de papier sont liées dans l’esprit des membres de l’Amicale.

Le compte-rendu du conseil d’administration du 1er mars 1920 nous en apprend davantage, et dénote une accélération : « Goujon soumet au Conseil le projet de monument en céramique établi par la manufacture de Sèvres, pour commémorer nos morts. Ce monument serait édifié à l’école. Le projet a été retouché après une visite faite sur place par M. l’administrateur de Sèvres, accompagné du chef de la fabrication et de l’artiste à qui l’œuvre est confiée. Le prix demandé est de 6 000 francs, à forfait. Après diverses observations des membres présents, Goujon est chargé de faire à la manufacture de Sèvres une commande ferme »[5].

Le devis est plus précis, suffisamment pour une commande définitive, et l’on connaît désormais le coût du monument. La facture, envoyée par la manufacture à la date du 23 février 1920, offre quelques détails supplémentaires : le total se monte à 6 001 francs, dont 900 francs pour la pose – et 1 franc pour le timbre-poste – en vue de la « fourniture et pose d'une plaque en grès, commémorative de la grande Guerre à la mémoire des anciens élèves morts pour la France »[6].

Une ambiguïté demeure cependant : celle des conditions de conception et réalisation du monument. Le 1er mars, on parle de « l’artiste », au singulier. Mais dans le compte-rendu de la cérémonie d’inauguration par Goujon, c’est « le personnel dirigeant de la manufacture de Sèvres [qui] était venu, accompagné par les artistes qui conçurent et réalisèrent le monument »[7], artistes évoqués au pluriel. Une plongée dans les archives de la manufacture nous laisse penser que les motifs du monument ont été dessinés par un sculpteur fameux dans l’avant-guerre, Pierre Roche – une note peu officielle sur une feuille volante fait état d’une redevance, de quelques dizaines de francs, qui doit lui être versée ; le montant est si bas que l’on peut supposer que l’artiste, au singulier, n’a fait que concevoir le monument, ou certains de ses motifs, tandis que l’exécution était confiée à des artistes, ou plus exactement des artisans. Ces derniers sont mentionnés de façon quasi officieuse dans les archives de la manufacture de Sèvres : il s’agit vraisemblablement d’un atelier spécifique, employant 8 à 10 aveugles mutilés de guerre[8]. Après la guerre, ces derniers se consacrent à « l'estampage de carreaux destinés à la fabrication de panneaux en grès ayant pour but la glorification des morts de la guerre » ; en dépit d’un encadrement coûteux, la manufacture parvient à les faire travailler sur les quelques commandes qui lui parviennent dans l’immédiat après-guerre. Ils sont sans doute les invités de la cérémonie d’inauguration. Ainsi le monument aux morts de Saint-Cloud a-t-il été produit dans des conditions relativement obscures, qui tranchent, par exemple, avec la lisibilité de la commande passée par l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm auprès de l’artiste Paul Landowski[9].

Dans le bulletin d’août 1920, l’inauguration de la plaque est arrêtée pour le 2 novembre. Dans les faits, la cérémonie s’est tenue le 1er novembre 1920 à dix heures, on le sait par le compte-rendu rédigé par Goujon pour le numéro de janvier-avril 1921 du bulletin de l’Amicale.

Il a donc suffit de moins d’un an pour que le monument aux morts soit réalisé, posé et inauguré. Le projet remonte à décembre 1919 au plus tard ; en ce sens, il suit de près la temporalité générale. Saint-Cloud se dote d’une plaque pour ses propres morts au moment où la France et ses institutions – en particulier les grandes écoles, comme l’a montré Christian Hottin – se couvrent, pour ainsi dire, d’un « gris manteau » de monuments aux morts.

 

(Marie Lécuyer)

 

[1] Christian Hottin, « Le flambeau du savoir et la flamme du souvenir », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 23 novembre 2011, consulté le 20 mai 2014. URL : http://insitu.revues.org/984.

[2] Bulletin de l’Amicale des anciens élèves de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, janvier-mars 1920, p. 30.

[3] Archives de la manufacture de Sèvres, cartons S3 (liasse 6 : « Atelier des soldats aveugles 1917-1920 et correspondance afférente ultérieure ») et U50.

[4] Bulletin, janvier-mars 1920, p. 31.

[5] Ibid, p. 32.

[6] Archives de la manufacture de Sèvres, cartons S3 (liasse 6 : « Atelier des soldats aveugles 1917-1920 et correspondance afférente ultérieure ») et U50.

[7] Bulletin, janvier-avril 1921, p. 3.

[8] Archives de la Manufacture de Sèvre, op. cit.

[9] C. Hottin, « 80 ans de la vie d’un monument aux morts », Labyrinthe [En ligne], 5 | 2000, Thèmes (n° 5), mis en ligne le 09 février 2005, consulté le 21 mai 2014. URL : http://labyrinthe.revues.org/262.