Le monument, aperçu physique d’un objet de mémoire

 Doter une institution d'enseignement supérieur d'un monument n'a rien de surprenant ; l'idée vient aux membres de l'Association amicale des anciens élèves de Saint-Cloud au mois de décembre 1919[1] – si ce n'est plus tôt. Le 1er novembre 1920, le monument est en place, et son double de papier – le Livre d'or – l'est peu de temps après. Il a donc suffit de moins d’un an pour que le monument aux morts soit réalisé, posé et inauguré. En ce sens, il suit de près la temporalité générale. Saint-Cloud se dote d’une plaque pour ses propres morts au moment où la France et ses institutions – en particulier les grandes écoles – se couvrent, pour ainsi dire, d’un « gris manteau » de monuments aux morts.

La plaque commémorative de l’École a ceci d’original, néanmoins, qu’elle n’est pas grise. Il suffit de la comparer avec les monuments aux morts des établissements d’enseignement supérieur français : elle n’a pas son pareil, elle étonne.

Photo © Vincent Brault  / Ensmedia.

 

L’aspect est simple, les couleurs originales et les motifs figuratifs presque absents. Le monument n’est pas en pierre ni en marbre, mais en céramique et destiné à une exposition en intérieur. Le matériau autorise l’usage de couleurs : vert sombre pour le soubassement et le cadre, brun-roux pour les cinq plaques portant, sur des carreaux constituant une mosaïque, les noms des normaliens morts pour la France.

Photo © Sandrine et Benoit Coignard.

 

Les cinq tables sont entourées, en haut, à droite et à gauche, d’une frise à motifs végétaux, soit des feuilles de chêne et de laurier entrelacées, en bas-relief.

Photo © Sandrine et Benoit Coignard.

 

Dans la culture classique qui était celle des élèves, au moins dans la section de lettres, le chêne connote la force virile et l’armée, le laurier la victoire ; les noms des soldats morts pour la patrie sont, en quelque sorte, honorés d’une corona civica et d’une corona triumphalis à l’image des vainqueurs antiques. Ce sont là quasiment les seuls éléments du monument qui rappellent la guerre. Aucune figure humaine – que ce soit celle du jeune poilu ou de la « figure d’accompagnement » féminine identifiés par l'historien Christian Hottin[2] ou une tierce figure – n’est représentée. Les autres motifs sont abstraits : des lignes courbes autour de la mention en lettres d’or : « 1914. MORTS pour la FRANCE. 1918 », des cercles sur les briques vertes du soubassement. On est face à des tons très naturels, des motifs stylisés ou géométriques. Dans l’ensemble, le monument est d’inspiration Art Déco ; il ne ressemble en rien aux monuments plutôt néo-classiques de la rue d’Ulm, de l’École centrale des arts et manufactures ou de la faculté de médecine de Paris, pour ne citer qu’eux.

Photo © Sandrine et Benoit Coignard.

 

Alors même qu’il est supposé rappeler les défunts, le monument apparaît résolument tourné vers la nature, et à travers celle-ci vers la vie. On peut douter qu’il s’agisse d’une démarche volontaire, d’un vœu émis par l’Amicale des anciens élèves. Les archives de la manufacture de Sèvres révèlent en effet que le modèle général du monument – les couleurs, les panneaux à carreaux – n’a pas été inventé pour la seule commande de Saint-Cloud. L’atelier d'où est sortie le monument a également produit des plaques pour des villes – Versailles, Étampes, Mantes, Rambouillet, Pontoise – ou des institutions scolaires – plaques commandées pour les instituteurs Corréziens, pour l’école Saint-Charles de Saint-Brieuc –, plaques visuellement très semblables à celle du monument qui nous intéresse. Aussi le style du monument s’inscrit-il dans une série : il relève bien davantage d’une proposition esthétique facile à produire – et reproduire – pour Sèvres, que d’un cahier des charges cloutier.

 

(Marie Lécuyer)

 

[1] Bulletin de l’Amicale des anciens élèves de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, janvier-mars 1920, p. 30.

[2] A ce sujet, consulter Christian Hottin, « Le flambeau du savoir et la flamme du souvenir », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 23 novembre 2011, consulté le 20 mai 2014. URL : http://insitu.revues.org/984