Le Bulletin de guerre de l'Amicale

Correspondance collective et exaltation patriotique

Aucune classe sociale ne fut épargnée par la Première Guerre mondiale ; dans le conflit, les normaliens ne furent pas moins affectés par la mobilisation et touchés par la mort que l’ensemble des combattants français. Dès le mois d’août, plusieurs centaines d’élèves et anciens élèves de l’ENS de Saint-Cloud sont ainsi mobilisés au front, les promotions convoquées s’étalant de 1885 à 1914. Si ces normaliens-soldats sont très divers socialement, ils sont tous réunis par une appartenance commune : tous ont été formés par l’ENS de Saint-Cloud. Une majorité d’entre eux adhère et cotise à l’Amicale des Anciens Élèves (AAE), présidée par Edmond Besnard.

Dans le cadre de mes recherches sur les relations entre les normaliens, l’Amicale et l’ENS de Saint-Cloud, il ne s’agissait pas d’étudier le parcours militaire individuel de chaque normalien stricto sensu, ni même leur propre expérience combattante, mais les contacts et correspondances qui liens les normaliens entre eux, qu’ils soient collectifs (lettres-circulaires) ou individuels (lettres entre deux normaliens). Aucune lettre manuscrite d’époque écrite par les soldats ne nous est parvenue – seulement quelques extraits mentionnés ici et là dans les notices nécrologiques du livre d’or. Néanmoins, l’étude des liens collectifs s’est avérée possible à l’aide d’une source unique : le bulletin de l’Amicale des anciens élèves[1]. Il s’agit originellement d’un bulletin trimestriel rédigé par l’Amicale, envoyé aux adhérents de l’association et destiné à maintenir un contact entre les anciens élèves et à les informer des actualités liées à l’ENS.

Or, sur demande des normaliens, le président de l’Amicale a décidé, entre 1914 et 1919, de mettre en place une correspondance collective par le biais de lettres-circulaires. Après la guerre, ces lettres furent réunies dans un bulletin extraordinaire, propre au conflit et envisagé comme un modèle préparatoire au Livre d’or (qui, lui, devrait perpétuer la mémoire des anciens élèves morts au combat). Besnard, pour justifier la mise en place de ce bulletin dit de guerre, cite ainsi une lettre qu’il juge représentative de toutes les autres : « Bien souvent, durant les premiers jours de la campagne, j’ai regretté que l’Amicale ne puisse adresser régulièrement des nouvelles des Camarades et de l’École aux anciens élèves de Saint-Cloud qui sont au front »[2]. Ce sentiment d’appartenance collective s’exprime régulièrement par l’expression de « grande famille »[3], employée par les normaliens pour désigner l’ENS, et ce, même s’ils sont loin de tous se connaître et font partie de petites promotions.

Régulièrement, Besnard envoyait à tous les normaliens une lettre collective dans laquelle il délivrait les nouvelles des camarades du front, leurs exploits militaires (distinctions et citations), et publiait des extraits de lettres reçues. Ce bulletin servait également à renseigner les normaliens sur la localisation de chacun d’entre eux sur le front ; il est arrivé, au gré des permissions, que plusieurs normaliens se retrouvent ensemble pour parler du conflit ou évoquer des souvenirs d’avant-guerre (Antoine Fraysse, André Fourot, Camille Roubiès et Paul Gason, qui parlent de « réunion de Cloutiers »[4]). Par l’ampleur des renseignements fournis et les dates des lettres-circulaires, il fut possible de conclure que plus de 200 normaliens, en moins de deux mois, avaient répondu aux demandes du président et continuaient par la suite à correspondre avec l’Amicale. Compte tenu de la faiblesse numérique des promotions (autour de vingt élèves), l’immense majorité des soldats cloutiers a tenu à répondre et à garder contact avec leurs camarades. Outre ces informations générales, le bulletin faisait également état des disparus, malades, blessés, prisonniers et décès. Un tel bulletin de guerre a permis de montrer la réalité du sentiment d’appartenance des normaliens à l’École, celui-ci s’exprimant à la fois chez les normaliens encore en cours de scolarité lors de l’éclatement du conflit et chez les anciens élèves. Certaines morts, presque ritualisées dans les lettres-circulaires (Camille Viré par Jules Leroux ; Prosper Tournier-Coletta par Paul Gason) et mises à côté des nombreuses citations permettant l’obtention de la croix de guerre, fonctionnent en véritables exempla modernes censés promouvoir l’héroïsme combattant des normaliens. Chaque lettre-circulaire est ainsi ponctuée d’une dizaine de citations à l’image de celle consacrée à Arthur Barat, dans la lettre-circulaire n°18, du 26 novembre 1916 : « Excellent observateur, plein d’audace et de sang-froid, a toujours donné à tous un magnifique exemple d’énergie et de valeur morale. A trouvé la mort dans la nuit du 5 au 6 août 1916, au cours d’une expédition de bombardement »[5].

 

 

Cependant, s’il est certain que les normaliens témoignent de ce sentiment d’appartenance (Saint-Cloud est, pour beaucoup, l’assurance d’une élévation sociale), celui-ci change de registre au travers des sélections opérées par le président dans le bulletin. Besnard, dans chaque lettre-circulaire, opère un tri minutieux entre les lettres qu’il reçoit et celles qu’il décide de publier collectivement. Sans grand étonnement, les lettres qui exaltent l’esprit de sacrifice et les exploits militaires des normaliens (notamment lorsque ceux-ci sont officiers et/ou ont des soldats sous leur commandement) sont les plus nombreuses. Aucune lettre dénonçant la guerre en elle-même n’est publiée, encore moins celles qui évoquent le dégoût du front ; lorsque d’autres évoquent le désir ardent de parvenir à la paix, elles mentionnent systématiquement le fait que cette paix doit passer par la victoire de la France sur une Allemagne perçue comme barbare et avilissante. Dès lors, les lettres-circulaires fonctionnent comme un véritable réservoir patriotique destiné à l’exaltation de l’exploit normalien, alors même que certains soldats font part de leurs convictions pacifistes, voire antimilitaristes, dans des lettres publiées dans des journaux (L’Humanité) ou envoyées à des camarades, puis publiées par extraits dans le Livre d’or. Il y eut un véritable sentiment d’appartenance collective préalable, mais le bulletin de guerre en donne une version exogène, construite par le président dans le choix des lettres à publier et des citations à insérer.

Cependant, cette correspondance collective ne fut pas seulement épistolaire, mais matérielle. Besnard réaffirme régulièrement qu’il peut venir en aide aux normaliens les plus démunis du front et leur faire livrer des vêtements, des livres et de la nourriture ; à l’instar de nombreux autres soldats français, les normaliens sont aidés par l’arrière. Ces transactions matérielles se doublent de transactions financières : membres de l’association, les normaliens continuent à payer leurs cotisations pendant le conflit, souvent avec retard (ce que le président ne manque pas de mentionner). Surtout, ils continuent à percevoir un traitement de fonctionnaire, traitement qui contribue à la fois à leur survie matérielle sur le front et à aider les familles des camarades morts au combat (Marcel Violant, Pierre Boudy). Là se retrouvent des différences de taille, entre les normaliens encore en cours de scolarité et célibataires, et les normaliens mariés et pères de famille : il n’est pas rare que le président de l’association demande aux soldats de lui verser une aide financière afin que celle-ci soit reversée à la famille d’un camarade décédé. Une véritable aide financière se met en place dès le conflit par le biais d’une « grande famille » normalienne, dans le but d’aider certaines veuves de guerre avant l’attribution de pensions par l’État. Une nouvelle fois, Besnard justifie l’effort par le convocation d’une identité collective normalienne : « Nous aimons à dire que Saint-Cloud est une grande famille ; les membres d’une famille ont des devoirs envers ceux des leurs que le malheur atteint ; ces devoirs, nous les remplirons »[6]. Par moments, Besnard évoque la vie après la guerre, et en particulier le domaine de l’enseignement, mentionné par de nombreux soldats dans leurs lettres : les actualités relatives à un hypothétique retour à la vie civile enseignante intéressent les normaliens et, à plusieurs reprises, des lettres qui l’évoquent et oublient le conflit sont publiées par le président.

Enfin, il ne faut jamais perdre de vue qu’au-delà de l’objectif de correspondance collective, le bulletin de guerre fut pensé dès l’origine comme l’étape préalable à une politique mémorielle, qui serait incarnée par le Livre d’or d’après-guerre. Il s’agit de rassembler des lettres de normaliens afin de les réutiliser et d’assurer la mémoire des camarades morts au combat. Ces objectifs expliquent, en partie, les choix opérés par le président dans la publication de certaines lettres qui exaltent l’héroïsme de tel combattant ou romancent la mort de tel autre. C’est pourquoi, en ce sens, l’une des lacunes principales dans l’étude de cette source fut l’absence de lettres manuscrite, d’époque : nous n’avions que le produit fini, à savoir les lettres-circulaires du président, et non celles envoyées par les normaliens et qui n’ont pas été retenues pour la publication. Seuls quelques extraits du livre d’or permettent de compenser, et de nuancer certaines conclusions sur l’héroïsme des soldats et leur volonté de se battre jusqu’à la mort pour triompher d’une Allemagne « barbare ».

(Hugo Fraslin)

 

[1]Société Amicale des Anciens Élèves de l’ENS de Saint-Cloud, Bulletin de Saint-Cloud 1914-1919, Paris, 1919.

[2]Société Amicale des Anciens Élèves de l’ENS de Saint-Cloud, Bulletin de Saint-Cloud 1914-1919, Paris, 1919, p.3.

[3]Société Amicale des Anciens Élèves de l’ENS de Saint-Cloud, Bulletin de Saint-Cloud 1914-1919, Paris, 1919, p.3.

[4]Société Amicale des Anciens Élèves de l’ENS de Saint-Cloud, Bulletin de Saint-Cloud 1914-1919, Paris, 1919, p.84.

[5]Société Amicale des Anciens Élèves de l’ENS de Saint-Cloud, Bulletin de Saint-Cloud 1914-1919, Paris, 1919, p.82.

[6]Société Amicale des Anciens Élèves de l’ENS de Saint-Cloud, Bulletin de Saint-Cloud 1914-1919, Paris, 1919, p.15.