Mémoire et commémoration

La communauté du souvenir : communion, entraide et auto-célébration[1].   

L’hommage de l’ENS de Saint-Cloud et de l’Amicale des anciens élèves aux normaliens tués lors de la Première Guerre mondiale                                                     

                Le 1er juin 1927, un dénommé Bourguignon, ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, aveugle de guerre, reçoit symboliquement la croix de guerre décernée à l’Ecole pour le sacrifice de ses camarades. La cérémonie, qui a lieu en présence du ministre de la Guerre et de détachements militaires, se poursuit devant le monument aux morts. Elle constitue le point d’orgue des manifestations rassemblant en une seule communauté représentants officiels, élèves, familles et condisciples des disparus, en l’honneur de ces derniers. Après cela, le souvenir de la guerre semble peu à peu s’estomper pour définitivement laisser place au retour à la vie quotidienne dans et hors de l’Ecole[2]. En effet les moments forts de ces communions se situent entre 1919 et 1921, soit dans l’immédiat après-guerre, comme c’est le cas dans le reste du pays. Durant cet intervalle, l’inauguration du monument aux morts de l’établissement avait donné lieu à une première commémoration publique. Néanmoins, ce ne fut pas la seule forme de culte mettant directement à l’honneur le souvenir des tués à l’ennemi ; l’hommage a pu prendre divers chemins, jusqu’à déboucher sur un semblant d’auto-glorification.                
                Si l’on pouvait attendre d’une institution comme l’ENS de Saint-Cloud qu’elle prenne en charge le culte de « ses » morts, c’est en réalité l’Amicale des anciens élèves qui en assume la large responsabilité. Au premier abord, cette volonté de l’Amicale de s’emparer du devoir de mémoire, préoccupation qui se poursuit jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, peut sembler surprenante et  pourrait expliquer en partie le faible rôle joué par l’Ecole elle-même en ce domaine ; celle-ci intervient peu, si ce n’est en participant à l’organisation des cérémonies de commémoration et en délégant de fait le reste à l’association. Sans aller jusqu’à opérer une distinction entre cultes des morts officiel et officieux, on peut néanmoins souligner cette répartition ; l’Ecole prend davantage en charge le visible et la mémoire dans l’espace public, l’Amicale le confidentiel, l’intime et l’anonymat de la mort des individus. Si Saint-Cloud apparaît d’emblée comme une communauté réduite face à celle que constitue la nation, l’institution forme en réalité un premier cadre au sein duquel s’exerce cet effort de mémoire. Il s’y insère un second cadre, celui que propose l’association, autour d’une communauté resserrée qui se veut « familiale », selon les dires de ses membres. Or, cette identité « familiale » semble s’inscrire dans la continuité de celle qui est promue à l’ENS de Saint-Cloud depuis sa fondation. L’Amicale peut donc être considérée comme le prolongement de l’Ecole en la matière et représente un véritable réseau de solidarité (à l’image de la Société des Amis de l’Ecole Normale de la rue d’Ulm).    
                Si son rôle semble tant essentiel c’est d’abord - comme le suggère le directeur de l’Ecole[3] - parce que l’Amicale ressemble à une association d’anciens combattants en 1919 : en témoigne son président, grand blessé de guerre. Par conséquent, son engagement en lieu et place de l’institution n’a rien de bien étonnant. En tant que réseau de solidarité, c’est elle qui, par l’intermédiaire des lettres qu’elle diffuse durant la guerre[4], permet aux uns et aux autres de recevoir et de donner des nouvelles du front. Mais bien davantage, elle envisage dès 1915 de mettre en place une caisse d’assistance en faveur des veuves, des orphelins de guerre et des parents démunis. Les enfants des normaliens tués sont également déclarés « pupilles de l’association »[5], toujours dans la volonté manifeste de se proposer comme une famille « de substitution » qui fait probablement plus sens que celle que la nation était censée incarner. Cette caisse est dotée par les fonds de l’Amicale (reposant essentiellement sur le recouvrement des cotisations) et par quelques dons externes ; elle propose un soutien aux familles jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, qui vient perturber la trésorerie. Entre 1919 et 1938, plus de 30000 francs sont ainsi versés, auxquels s’ajoutent près de 5000 francs de dons externes[6]. De même, elle dépense largement pour le monument aux morts et le Livre d’or (à hauteur de 6000 francs dans les deux cas). Si le premier est entièrement à la charge de l’Amicale, les frais du second sont pour les deux tiers recouverts par souscription, le total représentant un montant trop élevé (16 721 francs) pour la trésorerie modeste de l’association. L’effort financier de cette dernière apparaissait alors comme un moyen de manifester matériellement l’élan de solidarité qui l’animait. Quand le monument doit honorer pour toujours les morts dans l’espace public –et ainsi les ériger en exemple pour les générations futures– le Livre d’or revêt davantage un caractère intime et confidentiel. Il est pensé comme le moyen de créer un lien entre l’Ecole et les familles, chacune d’entre elles s’étant vu offrir un exemplaire de ce rassemblement de notices nécrologiques laudatives, écrites par les anciens camarades des défunts. Il permet une communion de la douleur en même temps qu’il symbolise l’hommage personnel de toute une communauté à ses membres disparus, éléments qu’on retrouve dans d’autres établissements de l’époque[7].     

                                                    Bulletin de souscription au Livre d'Or

                De fait, la particularité de cet hommage tient bien en cette intimité et cette dignité clairement revendiquées [8] : ainsi le monument, sans fioritures, n’a rien à voir avec les œuvres monumentales que l’on peut rencontrer ailleurs. Si on suit l’interprétation de C.Hottin, «lorsque le caractère familial de l'hommage est revendiqué, il peut témoigner de la grande cohésion du groupe, et ce souci d'intimité est présenté comme un des traits distinctifs de ses membres : le mode de financement devient alors une forme de représentation de l'institution». Ici, le financement du monument par l’association serait donc révélateur de la mentalité et des valeurs défendues par Saint-Cloud. On en veut pour preuve le refus  d’insérer des pages de publicité dans le Livre d’or pour contribuer à le financer, refus qui participe de cet état d’esprit et de cette dignité affirmés. Car cette discrétion et cette retenue de l’Amicale se veulent le miroir des valeurs enseignées par l’Ecole et son esprit de corps. Le monument reflète ainsi la sobriété qui serait caractéristique de l’établissement.               

En effet, au-delà du simple hommage posthume, « il s'agit, symboliquement, d'un hommage de la communauté fait à elle-même, d'une auto-célébration» comme l’analyse bien Hottin. Cela se retrouve assez nettement dans les discours prononcés lors des cérémonies [9] ainsi que ceux –moins formels- qui sont tenus dans les bulletins de l’association. Si dans un premier temps c’est bien le sacrifice et les vertus des combattants qui y sont loués, un glissement progressif s’opère ensuite vers l’éloge de l’institution[10]. « L’éducateur tombé en soldat » est mort pour la nation mais aussi pour l’honneur de son école et le culte de l’Ecole remplace alors celui des morts ; il en est un véritable prolongement[11].  Dans cette perspective, le monument est bien « l’emblème du pieux souvenir que nous gardons de nos camarades morts pour le pays, et comme le symbole de notre foi dans les destinées de cette Ecole »[12]. C’est ainsi que le directeur va jusqu’à se féliciter que la guerre ait au moins mis en relief les capacités de commandement des anciens élèves de Saint-Cloud, devenus un « recrutement de choix pour le cadre des officiers de complément dans l’armée française actuelle »[13]. La croix de guerre décernée à l’Ecole vient renforcer ce passage d’un culte des morts à un culte de l’institution, en récompensant l’exemplarité de l’établissement, qui en tire à son tour un motif de fierté. Cette fierté coïncide avec le sentiment du devoir accompli et anime donc aussi bien le normalien ancien combattant que Saint-Cloud dans son ensemble. Il y a de nouveau communion entre ces deux derniers.

                Or, cette communion est rendue possible à la fois grâce à cet esprit de corps et à l’investissement d’individualités. Le directeur de l’Ecole et le président de l’Amicale, supervisant les commémorations durant lesquelles ils prononcent des discours qui nous sont parvenus, font partie de ceux-là. Comme souvent dans ce genre d’association, le dynamisme de l’Amicale est porté par l’énergie et la bonne volonté de quelques-uns, et si la mémoire des défunts devait s’incarner en un seul homme, ce serait en la personne de Gustave Goujon. Le secrétaire de l’Amicale, ancien surveillant général de Saint-Cloud, est sur tous les fronts ; blessé de guerre, il se consacre par la suite avec un zèle certain à la vie de l’Ecole en contribuant à maintenir un lien entre les anciens élèves et l’établissement, toujours enthousiaste face à l’élargissement d’une « famille » de plus en plus nombreuse. Ayant tout d’un serviteur dévoué, il est celui qui supervise la rédaction des notices nécrologiques pour le Livre d’or, s’occupe de la commande du monument aux morts et s’assure du bon acquittement des cotisations pour doter la caisse d’assistance mentionnée plus haut. Si ce dévouement dont fait preuve Goujon semble certes lui être tout particulier, il renvoie à ce solide esprit de corps dont il ne serait qu’un porte-parole. La camaraderie trouve sa continuité durant toute cette période ; après avoir quitté l’établissement pour le champ de bataille, elle se prolonge dans cette volonté de rendre hommage aux défunts, un hommage d’égal à égal, d’ancien camarade à ancien camarade, de combattant à combattant, séparés par la guerre. Goujon personnifie cette camaraderie, et son rôle se prolonge jusqu’à  la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il reprend le principe des lettres de guerre de 1914-1919 en lieu et place des bulletins de l’association. En 1946, au moment où il donne sa démission du poste de secrétaire, il est  encore considéré comme la « conscience vivante de [la] communauté »[14]. A sa mort en 1953, le nouveau président de l’Amicale dit de lui : « Il a été pendant des années l’âme de notre groupement, entretenant une correspondance assidue avec les mobilisés, avec leurs parents, donnant à tous le sentiment que Saint-Cloud ne faisait qu’une grande famille où se retrouvaient Directeurs, Professeurs et Elèves »[15]. On peut raisonnablement estimer que la mémoire « vivante » de la guerre disparaît avec lui.      

                                                       Photo de Gustave Goujon

                Mémoire vivante qui illustrait aussi le parcours d’une école encore jeune à ce moment-là, et donc à la recherche de son histoire et de sa spécificité. La Grande Guerre a pu fournir le renforcement d’une cohésion de groupe déjà bien en place en même temps qu’une certaine légitimation. Reste qu’aujourd’hui, si cette conscience d’appartenir à une communauté perdure, elle est sensiblement moins aiguë qu’elle ne le fut au lendemain du traumatisme.

 

(Benjamin Pajot)

 

[1]  Le dernier de ces termes renvoie à l’étude de C. Hottin dans « Le flambeau du savoir et la flamme du souvenir, Monuments aux morts et culte des morts dans les établissements d’enseignement supérieur 1918-1939 », In Situ, 2006.

[2]  En réalité entamé dès 1921 si l’on en croit le bulletin de l’Amicale des anciens élèves et cette phrase de son secrétaire : « Le rythme régulier des études dans la vieille maison, si tragiquement interrompu, est désormais rétabli », in « Assemblée de 1921 »,  Bulletin de Saint-Cloud,1919-1927, Société amicale des anciens élèves de l'E.N.S. de Saint-Cloud, janvier-avril 1921, p .40.

[3]  « Son association est presque une société d’anciens combattants, et elle s’est donné pour président, au lendemain d la paix, ce combattant, ce blessé qui la représente aujourd’hui parmi nous et représente, pouvons-nous dire aussi, nos morts eux-mêmes devant le monument que nous inaugurons.» V.Bonnaric, in « Discours d’inauguration du monument aux morts », 1914-1918 : Livre d'or de l'Ecole Normale Supérieure d'enseignement primaire de Saint-Cloud, Nancy, Berger-Levrault, 1921, p. 11-12.

[4]  Celles-ci font elles-mêmes l’objet d'un autre article.

[5] « Dès maintenant, nous voulons considérer comme « pupilles de l’Association » les enfants que la guerre aura privés de leurs protecteurs naturels », E. Besnard in Amicale de Saint-Cloud, Lettre n° 4, Paris, 15 février 1915, p. 2.

[6] Ce qui représente entre 10 et 30% des revenus de l’Amicale en fonction des années (calculs réalisé à partir de l’examen des comptes de la trésorerie de l’association entre 1919 et 1938).

[7] Cf. C. Hottin, ibid.

[8] « Mais les camarades de nos morts ont pensé, nous avons pensé avec eux qu’un hommage fraternel et plus intime était mieux en harmonie avec la tradition et l’esprit de cette Ecole, qui s’est toujours considérée comme une famille et qui a toujours mené sans bruit son utile labeur ». V. Bonnaric, ibid.

[9]  Voir aussi la citation associée à la remise de la croix: « L’Ecole normale supérieure de l’enseignement primaire de Saint-Cloud, pépinière du personnel supérieur de l’enseignement primaire, a payé un très lourd tribut à la guerre par la mort au champ d’honneur d’un grand nombre de ses anciens élèves mobilisés qui se sont montrés dignes du haut idéal patriotique de l’enseignement primaire qu’il convient de glorifier globalement en leur personne. » Bulletin de Saint-Cloud, 1919-1927, Société amicale des anciens élèves de l'E.N.S. de Saint-Cloud, octobre 1926, p. 3.

[10]  Pour citer de nouveau C.Hottin à propos du culte des morts dans l’enseignement supérieur: « le sentiment de la spécificité communautaire relègue au second plan l'appartenance nationale pour exalter l'institution », ibid, p. 4.

[11] H. Gourdon (président de l’Amicale 1919-1943) : « Ils ne connaissaient pas notre Ecole ceux qui ont été surpris de la part glorieuse qui fut la sienne dans l’épopée nationale. », in « Discours du président de l’association des anciens élèves», 1914-1918 : Livre d'or de l'Ecole Normale Supérieure d'enseignement primaire de Saint-Cloud, Nancy, Berger-Levrault, 1921, p. 7.

[12] Ibid, p. 9.

[13]  Attribué à V. Bonnaric, rapporté in « Assemblée du 3 avril 1921 », Bulletin de Saint-Cloud, 1919-1927, Société amicale des anciens élèves de l'E.N.S. de Saint-Cloud, janvier-avril 1921, p. 12-13.

[14]  Notice en remerciement des services de G. Goujon, in Bulletin de Saint-Cloud,  1942-1952, Société amicale des anciens élèves de l'E.N.S. de Saint-Cloud, mai 1946, p. 2.

[15] Notice nécrologique de G. Goujon par Max Sorre (président de l’Amicale), in « Mémorial de Saint-Cloud III», Bulletin de Saint-Cloud, 1953-1957, Société amicale des anciens élèves de l'E.N.S. de Saint-Cloud, mai 1954, p. 23.

 

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