Chronique mouvementée d'un monument (1919-2014)
Le monument aux morts exposé dans le hall de l'École normale supérieure de Lyon est le support initial de la recherche collective menée par les élèves de la promotion 2014. Construit dans l'après-guerre grâce à une souscription lancée par l'Association des anciens élèves, il fut d'abord installé à Saint-Cloud (il y est inauguré le 1er novembre 1920), puis « oublié » lors du déménagement de l'école à Lyon en 2000, où il n'est transféré qu'en 2008. Il constitue, pour les membres de l'école qui ont participé à son transfert ou organisé les commémorations qui l'ont accompagné, un lien essentiel entre l'ENS à Saint-Cloud et l'ENS à Lyon. L'histoire du monument aux morts est donc étroitement en lien avec l'histoire de l'école en tant qu'institution. Le bref aperçu de cette histoire proposé ici a été réalisé grâce à l'étude de bulletins de l'Association des anciens élèves de l'époque et aux témoignages de Thibaut Poirot, membre de cette association et de Vincent Lemire, acteur majeur du transfert du monument à Lyon.
Le monument aux morts de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud revêt une charge symbolique particulière : il a été initié et financé par la seule Association des anciens élèves à partir des dons des élèves et anciens élèves. Le monument commémoratif n'est donc pas une initiative de l'école en tant qu'institution. La commande du monument s'inscrit dans une série d'actions engagées pour maintenir le lien entre les poilus et « la famille de Saint-Cloud ». Comme le proclame le bulletin de la Société amicale des anciens élèves de l'ENS de 1919, « Saint-Cloud est une grande famille. [...] Durant ces cinq années de guerre, la vie de l'Amicale a revêtu, [...] une physionomie particulière [...] le lien a été maintenu par les 25 lettres-circulaires qui ont tenu les camarades au courant du sort de chacun". Au cours du conflit, comme dans l'après-guerre, l'Association témoigne donc de son soutien fraternel envers ses membres engagés dans les batailles.
Dans sa thèse1, Christian Hottin écrit que le monument aux morts de Saint-Cloud « fut élevé par souscription à la suite de la Grande Guerre [...] réservée aux élèves et anciens élèves de l’Ecole de Saint-Cloud et à leurs familles. Une telle décision [...] fut justifiée par le souci de conférer à ce monument un caractère plus proprement familial ». Pour comprendre la valeur particulière que revêt ce monument, il rappelle que, contrairement à d'autres grandes écoles parisiennes, « les décors n’ont jamais été nombreux dans cette institution qui disposait de peu de moyens financiers ». La plaque commémorative reflète donc l'état d'esprit de l'institution : la simplicité et la fraternité.
Le monument aux morts a longtemps constitué à Saint-Cloud le seul véritable monument d'importance dans l'école. Cependant, lors du déménagement de l'École normale supérieure de Saint-Cloud à Lyon en 2000, la plaque commémorative n'a pas été transférée.
Le monument à Saint-cloud, 2008. Photo © Sandrine et Benoit Coignard.
Vincent Lemire, ancien élève de Fontenay/Saint-Cloud et responsable du transfert tardif du monument en 2008, est à la charnière entre les deux lieux, Saint-Cloud et Lyon. Il fut d'abord élève à Fontenay/Saint-Cloud à partir de 1994 avant d'être chargé de gérer le suivi des élèves à Lyon entre 2006 et 2008. Le 31 mai 2007, alors qu'il se rend en train à Paris pour régler sur place les modalités de transfert de la plaque commémorative, Vincent Lemire rédige au crayon un texte qu'il a conservé avec le reste des documents administratifs réglant le transfert, texte qui révèle, en filigrane, ses motivations :
« Au mois d'août 2000, trop occupés sans doute à terminer le chantier lyonnais, on a oublié les morts. […]
C'est à cela que servent les lieux de mémoire : à nous interroger, à nous questionner, à nous bousculer, à nous interpeller. […]
Il ne s'agit maintenant pas d'opposer ici les « anciens » (sensibles par nature aux souvenirs de « l'ancienne école ») aux « nouveaux » (rétifs, par nature, à la nostalgie des vieilles pierres). C'est tout le contraire : il s'agit d'initier les nouveaux à partager ce bien commun, ce don collectif qu'on appelle la mémoire, le patrimoine commun ».2
Ce texte écrit à la volée un soir de mai 2007, sans avoir pour finalité d'être publié, révèle la nécessité, pour Vincent Lemire, de ne pas occulter le passé. Interrogé sur les raisons qui l'ont poussé à agir pour le transfert du monument, il répond lors d'un entretien le 19 février 2014 qu'il est nécessaire « de donner une histoire aux pierres ». Ce n'est pas parce que les bâtiments de l'ENS à Lyon sont neufs que l'école n'a pas une histoire, un passé, qui doit inscrire les élèves dans la lignée des anciens de Saint-Cloud.
Pour expliquer les raisons qui l'ont motivé, Vincent Lemire revient sur les autres actions qu'il a initiées dans le même sens. Avant le début des travaux de construction de l'ENS telle que nous la connaissons, alors qu'il est élève à Fontenay/Saint-Cloud, il se rend à Lyon avec des camarades pour réaliser un film sur l'usine qui occupait le terrain sur lequel se dressent désormais les locaux de l'ENS. Ce film, intitulé Attaches, est projeté à la rentrée 2000 devant les nouveaux élèves ainsi que les ex-ouvriers de Mure, marque en quelque sorte le passage: les étudiants commencent une nouvelle histoire quand celle des ouvriers se termine. En 2003, Vincent Lemire lance une collecte publique de photographies du bidonville qui existait à Gerland jusque dans les années 1930, qui donne lieu à une exposition intitulée Baraques exposée dans le hall de l'école.
En 2008, il participe à l'installation, dans la cour de l'ENS, d'une sculpture produite par les ouvriers de l'usine Mure. Le transfert n'est donc pas un acte isolé, il s'inscrit dans une série d'actions dans laquelle il fait sens. Laisser le monument aux morts à Saint-Cloud aurait constitué un acte d'oubli, un manquement à son engagement à les commémorer. Vincent Lemire écrit dans son texte de 2007 : « Ramener à nous les morts de Saint-Cloud, cela relève pour moi de la même démarche que de rappeler le souvenir des ouvriers de l'usine Mure : savoir où l'on est, d'où on vient, où on va ».
Mais les modalités du transfert sont complexes. Etant donné qu'il a lieu longtemps après le déménagement de l'école à Lyon, l'ENS n'a plus aucun droit sur les bâtiments de Saint-Cloud, alors voués à servir de décor pour des tournages de téléfilms, et réaffectés à un nouveau ministère. La plaque commémorative est conservée au pavillon de Valois qui a été affecté au ministère de la Culture et de la Communication avec le départ de l'Ecole. Mais le centre des monuments nationaux ne peut donner son accord pour les travaux dans le pavillon de Valois car il n'est pas dotataire des bâtiments. En sus, il faut obtenir que les tournages s'arrêtent pendant la durée des travaux. Ainsi, la première demande de transfert du monument date de février 2007, mais l'accord final n'a lieu qu'en novembre 2007. A la suite de cette demande, les anciens locaux de l’école sont visités par Stéphanie Méchine, responsable des archives du service du rectorat de Paris et Fabien Oppermann, chef de la mission des Archives nationales auprès du ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Ils dressent un compte-rendu qui permet de donner une idée de l'atmosphère qui règne dans les anciens locaux de l'ENS : "[Les locaux] présentent un état de désolation avancé, tant par la vétusté de certains bâtiments que par le fatras de meubles cassés, de documents éparpillés à terre [...] Cet état est dû à l’abandon [...]. On ne peut que regretter l’absence de souci de préservation du patrimoine de l’ENS »3. Le déménagement de l'ENS de Saint-Cloud à Lyon a bien constitué une rupture, l'école s'étant relativement peu soucié du devenir de ses anciens bâtiments et des dossiers qui y restaient.
Par ailleurs, la plaque, installée à Saint-Cloud en 1920, n'a pas été restaurée depuis sa création et se trouve en mauvais état, à l'image du reste des bâtiments. Contrairement à la plaque de 1939-1945 qui est faite d'un seul bloc, celle qui commémore les morts pour la France de 1914-1918 est composée de 596 morceaux dont beaucoup sont alors attaqués par la rouille, ou se sont brisés et détachés de la structure. La restauration est confiée aux époux Coignard, qui doivent refaire à l'ancienne les morceaux brisés dans des fours adaptés, avec les teintes de l'époque. Ils ramènent aussi les pièces à leur aspect initial par une restauration à la vapeur et au sable.
Dépose du monument à Saint-Cloud, 2008. Photo © Sandrine et Benoit Coignard.
Réinstallation du monument à Lyon, 2008. Photo © Vincent Brault / Ensmedia.
Mais le monument n'est rien intrinsèquement si l'on ne prend pas conscience de son sens. C'est la raison pour laquelle, à l'initiative d'un des membres de son conseil d'administration Thibaut Poirot, l'Association des anciens élèves a décidé, en 2011, d'organiser une commémoration des normaliens morts pour la France ouverte à tous. Elle s'est caractérisée par un dépôt de gerbes devant les quatre seules personnes présentes le 11 novembre 2011. Pour expliquer cette désaffection, Thibaut Poirot invoque le fait que « la guerre de 14-18, c'est loin dans le temps »4. Selon lui, la commémoration « est le seul moyen de faire que des gens reviennent vers l'association et vers Lyon ». Commémorer d'anciens élèves de Saint-Cloud permettrait donc de « ranimer le vague souffle de Saint-Cloud ». Etant faite de fusions, de déménagements, l'histoire de l'école est problématique, ce qui explique en partie les initiatives de Vincent Lemire et de Thibaut Poirot.
A l'instar de la démarche de Vincent Lemire, on comprend donc que celle de Thibaut Poirot entre en résonance avec l'histoire de l'Ecole et s'attèle à souligner la continuité entre l'ENS à Saint-Cloud et à Lyon. Thibaut Poirot sent qu' « il y a aujourd'hui de la part des anciens élèves de l'association de Fontenay-Saint-Cloud de la distance par rapport à Lyon. Les choses changent dans le rapport des élèves à leur école. [...] Ils ont des difficultés à voir que nous sommes leurs héritiers. Lyon c'est trop récent pour eux ».
Thibaut Poirot regrette l'absence d'action et de soutien de l'école en tant qu'institution. Toutefois, si elle n'a pas organisé régulièrement de commémoration, c'est bien l'école qui a pris en charge le coût de la restauration et du transfert du monument jusqu'à son inauguration réalisée le 28 avril 2009 et présidée par Olivier Faron.
Photos © Vincent Brault / Ensmedia.
Olivier Faron prononce un discours lors de l'inauguration en avril 2009 dont voici quelques extraits (archive filmée de l'école) :
« Presque 100 ans après, nous procédons à une nouvelle commémoration. [...]
Pourquoi avoir installé [la plaque] ici ? Le monument était en danger, il fallait le sauver, [...] il incarne un engagement sans faille au service de la nation [...]
L'installation de ce monument est donc un moment partout fort. [...] Elle signifie aujourd'hui notre ancrage volontariste et résolu à Lyon. Nous sommes fiers d'être en Rhône Alpes depuis 2000."
Mais le monument aux morts n'est pas seulement objet de commémoration et de mise en valeur. Caractérisée par le manque d'enthousiasme, la cérémonie du 11 novembre 2011 organisée par l'Association des anciens élèves, a aussi été l'objet d'une controverse, le syndicat SUD s'opposant à la commémoration. L'ensemble des étudiants de l'ENS a ainsi reçu, le 14 novembre 2011, un message électronique intitulé « De quoi le 11 novembre est-il le nom ? ». En voilà quelques extraits :
« Les cérémonies du 11 novembre commémorent chaque année les « morts pour la France ». Pourtant, ces soldats de France et des colonies morts au combat sont-ils bien tombés « pour la France » comme l'affirme l'idéologie dominante? [...]
Dans leur forme actuelle, les cérémonies du 11 novembre restent une entreprise idéologique de justification du sacrifice de millions de travailleurs pour l'intérêt des classes dominantes [...]
Le syndicat Sud Education, membre de l'union syndicale Solidaires, se souvient des mutins, des rebelles et des récalcitrants, des pacifistes, des socialistes et des libertaires, qui luttèrent contre cette guerre, et de tou-tes ceux/elles entraîné-e-s dans cette guerre qui n'était pas la leur. »5
Le syndicat SUD dénonce à la fois des relents nationalistes et belliqueux, en même temps qu'une mémoire partiale, laissant de côté les morts qui n'auraient pas obtenu le titre de Mort pour la France, du fait par exemple de leur refus de guerre. Pour autant, cela doit-il mener inévitablement à l'inaction mémorielle ?
On le voit, le monument aux morts de l'École normale supérieure de Lyon n'est pas un objet ordinaire. Construit à la sortie de la guerre dans une atmosphère de deuil général, restauré, donc en partie reconstruit, lors de son transfert en 2008 pour rejoindre l'école à laquelle son parcours est intrinsèquement lié, il est lui-même objet d'histoire. Depuis sa genèse jusqu'à aujourd'hui, il nous renseigne sur la vie de l'école, sur les difficultés associées à sa présence et aux commémorations qui l'entourent. Il est un instrument à la mémoire des hommes disparus mais aussi la preuve du dévouement des vivants et de la volonté tenace de ne pas oublier. Le centenaire de la Première Guerre mondiale devrait une nouvelle fois placer ce monument au cœur des attentions.
(Mélanie Fabre)
1Etude sur la décoration des établissements d'enseignement supérieur à Paris (XIXe-XXe siècles), thèse de l'École des Chartes, 1997.
2 Archives personnelles de Vincent Lemire, brouillon d'un texte non publié.
3Compte-rendu officiel de la visite par S.Méchine et F.Opperman pour autoriser le transfert de la plaque
4 Témoignage oral du 23 novembre 2013.
5 Mail du syndicat SUD Education le 14 novembre 2011 envoyé à tous les utilisateurs de la boîte ENS.