Le service militaire
En 1889, la loi Freycinet supprime l’exemption de service militaire pour les élèves des grandes écoles, entre autres. Elle est destinée à mobiliser la quasi-totalité de la nation dans son armée, et de produire une société de citoyens-soldats, comme c’est alors le cas chez l’ennemi allemand. Malgré l’apparent engagement de tous les Français dans la conscription, cette loi réserve cependant des aménagements pour les catégories de citoyens qu’elle vient juste d’incorporer à égalité avec les autres. Parmi ces bénéficiaires d’aménagements se trouvent les élèves des grandes écoles.
Avant de rentrer dans le détail de ces aménagements, il convient de s’interroger sur leur justification : pourquoi un élève d’une grande école recevrait-il un traitement de faveur par rapport à un fils d’ouvrier ou d’agriculteur ? Il ne s’agit pas tant d’une question de rang social que de service de l’État. Un élève d’une grande école publique a en effet le statut d’élève fonctionnaire-stagiaire, c’est-à-dire qu’il entre au service de l’Etat, et est rémunéré en conséquence, en échange d’un engagement décennal dans la fonction publique. Il s’agit donc déjà d’un service rendu et dû au pays. Le service militaire vient s’y ajouter, entrant de plus en conflit avec lui, puisque la scolarité à l’École de l’élève normalien risquerait d’être interrompue. Aussi, pour garantir à la fois leur formation de professeur, dont la fonction sociale à l’époque est valorisée (cf. le surnom militaire de « hussard noir de la République »), et leur formation de soldat, les trois lois militaires qui précèdent la Grande Guerre ont apporté des aménagements des conditions dans lesquelles les élèves normaliens passent leur service militaire.
Ces trois lois sont les lois Freycinet (1889), Berteaux (1905) et Barthou (1913). Le problème principal à chaque fois est d’harmoniser la scolarité et le service militaire afin que les deux formations soient effectuées sans que l’une ou l’autre soit bâclée. Or l’entrée à l’École normale de Saint-Cloud se faisait par concours lorsque les élèves avaient environ 20 ans, âge qui correspond également à la génération appelée au service militaire.
La loi Freycinet a d’abord décidé de restreindre à un an le service militaire des élèves ayant signé un contrat décennal :
Article 23. En temps de paix, après un an de présence sous les drapeaux, sont envoyés en congé dans leurs foyers, sur leur demande, jusqu’à date de leur passage dans la réserve : 1° Les jeunes gens qui contractent l’engagement de servir pendant dix ans dans les fonctions de l’instruction publique […], et y rempliront effectivement leur emploi de professeur, de maître répétiteur ou d’instituteur. […]. (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2141260/f112.image)
Avec cette loi, les élèves ne « perdent » ainsi qu’une seule année à faire leur service militaire, et le complètent une fois dans la réserve, c’est-à-dire trois ans après le début du service actif. Cet article minimise donc grandement le service demandé aux élèves des grandes écoles, qui en étaient exemptés sous la loi précédente. La logique est donc encore celle d’une protection du corps enseignant et de ses futurs membres.
La loi Berteaux amène des changements beaucoup plus importants qui vont dans le sens d’une véritable implication des normaliens dans le service militaire :
Article 23. […] Ceux qui auront été admis après concours à l’école normale supérieure […] pourront faire, à leur choix, la première de leurs deux années de service dans un corps de troupes aux conditions ordinaires avant leur entrée dans ces écoles ou après en être sortis.
Les élèves des écoles énumérées au deuxième alinéa du présent article reçoivent dans ces écoles une instruction militaire les préparant au grade de sous-lieutenant de réserve.
Ceux d’entre eux qui, à la sortie de ces écoles, ont satisfait aux épreuves d’aptitude à ce grade et qui avaient fait un an de service avant leur entrée, accomplissent immédiatement leur deuxième année de service dans un corps de troupe en qualité de sous-lieutenants de réserve. […]. (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k215437x/f1289.image sq.)
Avec cette loi, les normaliens sont donc soumis aux même nombre d’années de service que les autres citoyens, mais bénéficient d’arrangements pour faire coïncider au mieux les deux cursus. Il n’y a plus de favoritisme, si ce n’est la possibilité de monter en grade au cours de la scolarité. Cette décision est motivée par la place qu’occupent les grandes écoles dans la société (l’École polytechnique dispose du même type d’avantage à un degré supérieur étant donnée la nature militaire de son enseignement), et peut-être aussi par la confiance plus grande que les états-majors accordent à des membres éduqués de la société pour diriger les troupes.
Il faut également signaler un second article de cette loi qui intéresse les normaliens, l’article 21 :
Article 21. En temps de paix, des sursis d’incorporation, renouvelables d’année en année jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, peuvent être accordés aux jeunes gens qui en font la demande, qu’ils aient été classés par le conseil de révision dans le service armé ou dans le service auxiliaire.
A cet effet, ils doivent établir que soit à raison de leur situation de soutien de famille, soit dans l’intérêt de leurs études, […], il est indispensable qu’ils ne soient pas enlevés immédiatement à leurs travaux. (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k215437x/f1288.image)
Cet article concerne surtout les élèves qui veulent poursuivre leurs études, comme la préparation au concours d’entrée, ou leur scolarité en écoles normales primaires. C’est donc un cas plus rare mais qui est cependant apparu sur les registres matricules de la population étudiée.
Ces articles n’ont été que fort peu modifiés par la loi Barthou, dite « loi des trois ans », puisqu’elle ramenait la durée de service dans l’active de deux à trois ans :
Article 13. […] Les jeunes gens admis après concours à l’École normale supérieure et de l’École forestière, à l’intérieur desquelles l’instruction militaire est organisée, devront contracter, lors de leur entrée à l’école, un engagement de huit années au service de l’État et seront assimilés aux élèves de l’École polytechnique. Ils seront donc versés, chacune des deux premières années, pendant deux mois, dans un corps de troupes, à la date du 1er août, pour y servir, la première année comme soldats, la deuxième comme sous-officiers, et participer aux grandes manoeuvres. Ils feront deux ans de service à leur sortie de l’école comme sous-lieutenants de réserve. (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k220779v/f341.image)
Il s’agit surtout ici de confirmer leur obligation de service, de manière un peu redondante avec le contrat décennal, et d’assurer à la fois une initiation aux armes avant leur entrée à l’école, mais aussi un service complet. On peut noter par rapport à la loi de 1905 la volonté de répartir l’apprentissage dans le temps, peut-être pour conserver les automatismes.
Au final, c’est bien la particularité du statut de normalien qui ressort de ces trois lois : déjà soumis à un service envers leur pays, la perspective de devoir également un service militaire posait problème en termes d’organisation et de compatibilité. Il est clair que la loi de 1889 conserve en grande partie une inégalité supposément due aux serviteurs de l’État, alors que les deux lois suivantes inscrivent le service militaire comme devoir de tout citoyen, quel que soit son statut, et dès lors l’enjeu n’est plus tellement de « sauver les apparences » mais plutôt de trouver un moyen par lequel les élèves pourront assurer leur service militaire et leur scolarité à l’École dans leur intégralité. Ainsi, même si le statut de normalien est conservé, il a dû évoluer dans le sens d’une plus grande égalité, au même rythme ou presque que le reste des citoyens, dans une République française qui place le service armé comme un véritable pilier de son modèle, à côté de l’instruction publique.
(Clément CARNIELLI)